23 septembre 2019

Le CNB en Turquie au soutien des avocats poursuivis dans le cadre de leurs fonctions

Affaires européennes et internationales

L’Observatoire international des avocats en danger et le CNB suivent les procès des avocats turcs, poursuivis pour avoir exercé leurs fonctions de conseil et de représentation. Retrouvez le témoignage de Rachel Saada​ qui a assisté à plusieurs procès impliquant ces avocats en mars et juillet derniers.

L’occasion pour le CNB de se réjouir de la libération, en septembre, de Me Can Tombul et de rappeler l'engagement de l'institution au soutien des avocats menacés, poursuivis et arrêtés dans le cadre de leurs fonctions.

Depuis le mois de mars dernier, Rachel Saada, membre de la commission des Affaires européennes et internationale, participe activement à l'observation des audiences qui se tiennent au tribunal d'Istanbul contre de nombreux confrères turcs, poursuivis par le régime et pour certains emprisonnés depuis de nombreux mois voire plusieurs années. Elle témoigne du procès de notre confrère Can Tombul, récemment libéré.

Témoignage de Rachel Saada

L’audience du 16 juillet 2019

La libération de Can Tombul me donne l'occasion de raconter l'expérience de ces audiences surréalistes où les prévenus qui comparaissent entre deux gendarmes sont des avocats. Lorsque nous arrivons au tribunal pour assister aux audiences en tant qu'observateurs, nous sommes d'abord reçus par les confrères du barreau d'Istanbul qui souhaitent notre présence. La délégation est en général composée de 10 à 15 avocats et depuis plusieurs années se succèdent des avocats venus de l'Europe entière, missionnés par différentes associations et institutions professionnelles.

J’assume pour ma part la représentation de l'Observatoire international des avocats en danger (OIAD) et du CNB.

Un jeune confrère, Mahmut EROL, nous sert d'interprète et nous fait un résumé de la situation et des derniers événements qui se sont produits depuis l'audience précédente car celles-ci se succèdent à un rythme soutenu. Il nous présente également les avocats qui vont défendre ceux qui sont poursuivis. Nous nous rendons ensuite tous ensemble dans la salle d'audience.

Ce qui frappe au tribunal d'Istanbul, c'est sa taille et sa modernité, ses salles d’audiences truffées de caméras et d'écrans. Tout a l'air normal : les juges font semblant de ne pas avoir affaire à des avocats poursuivis et emprisonnés alors qu’ils ne font qu'exercer leur mission, ils ont d’ailleurs l’air perdus eux- mêmes dans des dossiers qui n’ont ni consistance ni cohérence. Pour ajouter à la confusion, ce n’est jamais la même composition au fil des audiences.

Quant au procureur, homme ou femme, il ne pose jamais aucune question et semble se désintéresser de l'affaire jusqu'au moment où il se lève pour dire mécaniquement "maintien en détention ".

Dès le début de l'audience, un des avocats de la défense remet au Tribunal la liste de l'ensemble des avocats étrangers présents dans la salle. Nous portons notre robe. Notre confrère interprète s'assoit avec nous. Voici un bref récit de l'audience du 16 juillet dernier à laquelle comparaissait, Can Tombul qui vient d’être libéré.

L'audience commence à 10h30. Le confrère poursuivi est emprisonné depuis le 4 août 2018, soit un an déjà. Il arrive dans la salle entre deux gendarmes. Et c'est, notamment, sa jeune associée qui le défend. Elle a elle-même été emprisonnée durant un an mais elle est libre actuellement. Can Tombul défend les victimes d'attentats de Daesh perpétré à SURUG. Il a 32 ans.

Il a mis en cause le chef de la police de SURUG qui, bien qu’informé d'un possible attentat, n’a pris aucune mesure. Il a aussi mis en cause la police pour des actes de torture lors de différentes arrestations.En rétorsion, de fausses preuves et de faux témoins ont été fabriqués pour le mettre hors d’état de nuire. Il est ainsi accusé par un témoin anonyme, d'être allé en Syrie dans un camp d'entraînement durant une période de trois semaines. Le faux témoin déjà convoqué plusieurs fois ne s'est jamais présenté.

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Ce 16 juillet 2019, le tribunal nous déclare qu’il serait venu mais lassé d'attendre son audition, serait reparti...On croit rêver...!

Beaucoup d'avocats d'Istanbul sont présents dans la salle en signe de solidarité. Plusieurs d'entre eux assurent la défense de notre Confrère emprisonné.

Ils sont tous très jeunes. Face à cette défense collective, le juge décide que le prévenu n'aura droit qu'à trois plaidoiries. Cette possibilité est offerte depuis l'état d'urgence. L'audience démarre directement avec une visioconférence pour l'audition d'un témoin, opposant kurde qui purge une peine de plusieurs années de prison.

On reproche à notre Confrère de lui avoir fait passer des documents.

Celui-ci déclare « Can Tombul est mon avocat de longue date. Après le putsch raté on m'a changé de prison et il est venu me voir trois fois. La dernière fois qu'il est venu il est resté une heure. J'avais mon dossier et on a parlé longuement. Au sortir de la visite, les gardiens m'ont accusé d'avoir reçu de mon avocat un document non autorisé. J’ai contesté car mon avocat ne m’a rien donné. C'est une honte que mon avocat soit accusé ainsi, mon dossier est énorme, je le traîne depuis longtemps avec moi et n'importe qui a pu mettre un papier dedans surtout que lors des transferts les dossiers sont tous mélangés par l'administration. Lors de chaque visite d’avocat, les gardiens manipulent les dossiers pour vérifier ce qu'il y a dedans. »

Un premier avocat prend la parole pour poser une question au témoin et savoir s'il était seul en cellule ou pas. Réponse : nous étions une dizaine. Et c’est là qu’on apprend que le document qu'on accuse l'avocat d'avoir passé à son client serait la copie d'un texte sur l'aménagement de peine. Nous sommes abasourdis...

Le président demande si le dossier est vérifié par les gardiens. On est fouillé à corps à l'aller comme au retour répond le témoin. Le dossier lui-même est compulsé par les gardiens." La visioconférence est terminée. Le procureur n'a posé aucune question.

Il demande alors le maintien en détention du prévenu. Il n’assortit sa demande d’aucun argumentaire.

Les avocats vont pouvoir prendre la parole ; le premier dit :

« C'est la cinquième audience ! nous voulons plaider et nous voulons les vidéos de la fouille du détenu (car on pense que ce sont les gardiens qui ont introduit le document dans le dossier). Ce procès est une farce et notre confrère est poursuivi parce qu'il a mis en cause les forces de l'ordre et déposé plainte. »

La deuxième avocate plaide; c'est notre jeune consœur SEZIN,associée du prévenu et déjà emprisonnée elle-même. Elle parle de procédure bâillon. Curieusement personne ne prend de notes : ni le procureur, ni les juges. SEZIN demande la libération de son confrère et associé.

Le troisième avocat parle encore du témoin fantôme, de la présomption d'innocence, du fait que l'enquête est bâclée, qu’il n'y a aucune raison de laisser Can TOMBUL en détention.

Il prend l'exemple des avocats qui sont dans la salle et qui sont tous poursuivis et pour autant ne fuient pas. En réalité on sait que le pouvoir turc utilise la détention contre les avocats comme un interdit professionnel.

À ce stade, notre interprète se fait interpeler par le président car il parlerait trop fort ! Mahmut EROL répond fermement en se levant et pour indiquer que nous sommes nombreux et qu'il doit parler suffisamment fort pour que nous entendions sa traduction.

Après cette interruption, l’avocat poursuit : « nous avons versé au débat la preuve que notre Confrère travaillait et se rendait à des audiences sur la période pendant laquelle il est accusé d'être allé en Syrie. Je vous demande de regarder nos preuves ! » Il ajoute en parlant de nous « ils sont là, ils observent et ils raconteront tout ce que vous faites et comment vous jugez ! Pour finir l’audience, la parole est donnée à Can Tombul, le prévenu. « J'ai déjà tout dit et mes avocats ont déjà tout dit ; c'est la cinquième fois que je viens ! Le témoin qui m'accable n'est toujours pas là et il n'y a rien d'autre dans l’enquête. Je suis dans le viseur des forces de l'ordre et du commissaire car j'ai de longue date dénoncé leur attitude. »

Puis il reprend le témoignage écrit du faux témoin anonyme, lequel est plein d'incohérences. Le tribunal sort pour délibérer et revient moins d’une minute plus tard : il accueille la demande de vidéo des fouilles parloir avocat mais il ordonne le maintien en détention...

C'est à n'y rien comprendre.

Finalement notre Confrère a été libéré le 13 septembre dernier.

Il fait partie de ces jeunes avocats pour la plupart kurdes, défendant les travailleurs, les victimes d'attentats et d'une manière générale les gens démunis. Ces valeureux confrères sont victimes de procédures montées de toute pièce qui les épuisent, les éloignent et ruinent leurs cabinets.

Aux audiences, les juges eux-mêmes semblent perdus et flotter dans des procédures qui ne ressemblent à rien. Kafkaïen.

Une affaire loin d’être isolée

Le harcèlement des avocats n'est pas nouveau en Turquie. C'est depuis une vingtaine d'années que les confrères pratiquant le judiciaire et défendant les opposants ou de simples travailleurs sont poursuivis du fait de l'exercice de leur profession.

Le barreau d'Istanbul est un peu dépassé par le nombre de procès en cours et il est difficile de maintenir une mobilisation constante, d’où l’utilité de notre présence assidue.

En mars dernier j'avais assisté à une audience concernant un grand avocat turc, Selçuk KOZAĞAÇLI par ailleurs président de ÇHD. Emprisonné depuis plus de deux ans, il en est à son 42e jour de grève de la faim. Ses traits sont tirés et son visage est pâle mais sa voix sera calme et posée.

Il fait une déclaration à l'audience.Il est écouté très attentivement par le tribunal et par le procureur. Il leur déclare : « On vous donne une affaire à juger mais en réalité on vous interdit la liberté de juger. Vous n'avez plus le pouvoir de juger car un jour ou l'autre on vous dira que vous êtes membres d'une association qui porte atteinte à la sûreté de l'État et que vous êtes coupable de participation à une organisation terroriste ! la culture juridique de ce pays est en train de disparaître. Autrefois les juges faisaient du droit mais aujourd’hui, vous n'êtes plus que des marionnettes. »

Il conclut : « ce sont les meilleurs d’entre nous qui sont emprisonnés et jugés par des juges qui méconnaissent tous les principes du droit." Il termine « vous aussi un jour vous irez peut-être en prison ».Sur le mur du fond de la salle d'audience il est écrit "la justice est le fondement de la propriété »

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