08 novembre 2019

Discours de Christiane Féral-Schuhl au Congrès du SAF - 8 novembre 2019, Grenoble

Discours de Christiane Féral-Schuhl au Congrès du Syndicat des avocats de France (SAF) le 8 novembre 2019 à Grenoble.

Seul le prononcé fait foi.


Madame la présidente du syndicat des avocats de France, chère Laurence Roques,

Madame la vice-présidente du syndicat des avocats de France, chère Estellia Araez : j’en veux beaucoup au SAF d’avoir privé le CNB de vos interventions précises et tranchantes en assemblée générale !

Monsieur le maire de Grenoble,

Madame le bâtonnier de Paris, chère Marie-Aimée Peyron

Monsieur le président de la conférence des bâtonniers, cher Jérôme Gavaudan

Monsieur le directeur des affaires civiles et du Sceau,

Monsieur le bâtonnier de Grenoble,

Mesdames et Messieurs les bâtonniers,

Mesdames et Messieurs les membres du bureau du SAF,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil de l’Ordre des avocats de Grenoble,

Madame Alice Nallet, Présidente de la section du SAF de Grenoble ET membre du CNB, qui agit au sein de la commission accès au droit,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil national des barreaux,

Mesdames et Messieurs les adhérents et il faut le dire les militants et militantes du SAF,

Chers Confrères,

Chers amis,

Mesdames et Messieurs,



Je suis heureuse et honorée d’être parmi vous. D’être avec vous, chère Laurence.

Votre contribution à l’unité de la profession, l’engagement de votre syndicat, vos alertes ont marqué ces deux dernières années.

Votre capacité à réunir au sein d’intersyndicales tous les métiers de la justice pour lutter contre le projet de loi de programmation pour la justice ou contre la réforme des mineurs a été déterminante.

Chère Laurence, nous avons beaucoup marché ces deux dernières années. Nous avons, selon la formule consacrée par Raymond Queneau, “couru les rues, battu le pavé, fendu les flots.”

Oui, Monsieur le directeur des affaires civiles et du Sceau, on peut dire que la Chancellerie a mis les avocats “en marche” ces deux dernières années.

Et je crains que nous n’usions encore nos semelles et nos voix.

Et je sais pouvoir compter sur le SAF pour devancer l’appel et alerter les consciences.

Chère Laurence, l’unité de notre profession, qui est notre préalable, notre méthode et notre ligne de conduite, vous doit beaucoup.

Le SAF a su, avec et grâce à vous, ne rien céder de ses valeurs ni de ses combats et “en même temps” consolider l’institution représentative des avocats de France dont il est l’un des constituants essentiels.

Et je dois ici saluer l’engagement de vos élus au sein du CNB qui sont restés fidèles à leurs idées et au projet commun que nous déployons pour toute la profession.

Je commence par Régine Barthélémy. Son rire et son accent sont bruts comme les causes qu’elle défend. Au bureau, chère Régine, vous n’avez eu de cesse de faire remonter les alarmes de nos Confrères et de créer les conditions des actions communes.

Régine, qui n’a peur de rien, pas même de porter aux voix et de faire voter un rapport sur les lois bioéthiques et la place de l’avocat dans les nouvelles procédures. Combien ont tenté de vous décourager ? Mais ce rapport vous l’avez fait voter à une très large et écrasante majorité.

Régine qui pilote chaque année les états généraux du droit de la famille qui réunissent plus de 2000 avocats. Vous y serez, je l’espère, Monsieur le directeur des affaires civiles et du Sceau.

C’est une tradition, désormais. Chaque année, j’y pose la même question au représentant de la Chancellerie. :

“A quand la force exécutoire pour l’acte d’avocat ?”

Et chaque année, le DACS me répond : “c’est une question intéressante mais l’avocat n’apporte pas les mêmes garanties qu’un juge”.

En 2019, j’avais repris ma question en ajoutant : “Si l’avocat n’apporte pas les mêmes garanties qu’un magistrat, est-il au moins à la hauteur du directeur de la CAF ?”

En 2020, Monsieur le directeur, j’aurai le plaisir de vous interroger de nouveau, grâce à Régine Barthélémy.

J’espère qu’entre temps la compagnie des avocats vous aura convaincu qu’ils offrent des garanties tout aussi comparables à celles des magistrats.

A condition que le gouvernement ne les rogne pas, ces garanties.

A condition qu’on arrête les attaques contre le secret professionnel.

Qu’on cesse par exemple d’intimider les délégués des bâtonniers aux perquisitions.

Ou qu’on stoppe le projet de transposition de la directive européenne DAC 6 qui va obliger les avocats à dénoncer leurs clients.

A condition qu’on stoppe les atteintes au périmètre du droit.

Ou tout du moins que le gouvernement cesse de financer des start-ups qui agissent hors du cadre de la loi. Alors que nous attendons toujours les développements de la Chancellerie qui permettraient au RPVA de passer de l’ère du Minitel à celle d’Internet...

A condition qu’on respecte le rôle et la place des avocats dans la chaîne judiciaire, y compris physiquement dans les tribunaux, et dans les salles d’audience.

Oui, si le gouvernement voulait bien cesser de remettre en cause ce qui fonde nos garanties, nous serions assez à l’aise pour lui démontrer que nous sommes dignes de la confiance qu’il accorde aux magistrats.

Oui, la confiance dans les corps intermédiaires est le préalable à l’État de droit, chère Laurence - puisque vous avez mis cette notion au fronton de votre congrès.

Quand l’État ne fait plus confiance aux professions intermédiaires, à ces professions à la fois auxiliaires et indépendantes que nous représentons, il prend le risque du conflit direct avec la population.

Être avocat, c’est exercer un métier de la démocratie.

Nous avons l’habitude de dire que les avocats, avec d’autres professions, sont le dernier maillon de la chaîne républicaine : celui qui est souvent le dernier recours des plus démunis, des plus déçus, des plus en colère de nos concitoyens.

Si vous brisez ce maillon, où iront-ils ?

Dans la rue. L’expérience nous l’a récemment démontré.

Je vois ici et je salue Béatrice Voss, présidente de la commission libertés et droits de l’homme au CNB.

Béatrice pourrait vous dire les heures qu’elle a passées pour convaincre que les cages de verre dans les salles d’audience étaient simplement inacceptables.

Oui, ici nous sommes certainement des irréductibles qui pensons que la norme, le droit, prévalent sur toute exigence sécuritaire.

Oui, ici nous pensons que la société prend plus de risques à entraver les droits de la défense qu’à laisser un prévenu dans un boxe ouvert.

Ici nous pensons qu’un avocat qui a les moyens pour bien défendre son client protège mieux les magistrats - et donc la justice - qu’une vitre blindée.

Ici nous pensons que la dignité commande de ne pas juger des vies humaines dans un aquarium, même dotés d’un hygiaphone.

De même, nous pensons qu’on ne peut pas juger des demandeurs d’asile devant des caméras.

Nous avons beaucoup bataillé avec Béatrice Voss, avec le SAF, avec les bâtonniers et nous avons ensemble, et beaucoup grâce à Béatrice, obtenu un moratoire sur le déploiement des vidéo-audiences à la CNDA et une médiation.

Béatrice Voss, avec qui je me suis rendu à Lesbos et à Mayotte, justement pour toucher du doigt la réalité de ce droit d’asile. J’y reviendrai.

Je vois aussi Florent Méreau, président de la commission admission des avocats étrangers. Voilà une commission bien austère, qu’il a remué de fond en comble. Avec un travail assidu pour proposer une réforme de nos règles.

Et surtout, et j’y vois une marque de l’esprit SAF, la consigne que derrière chaque dossier, il y a une femme ou un homme qui attend une réponse déterminante pour son avenir.

Je vois aussi Rachel Saada, qui porte haut le combat sur les retraites. Rachel qui sait aussi rappeler à l’assemblée générale les principes qui fondent notre serment.

Amine Ghenim, qui s’est beaucoup engagé dans les états généraux de l’avenir de la profession d’avocat. Un processus inédit que la SAF au soutenu et enrichi.

Je vois aussi Alice Nallet, régionale de l’étape, qui a fort à faire au sein de la commission accès au droit pour préserver les intérêts de la profession et ceux des justiciables pour qu’ils puissent continuer à bénéficier de l’aide juridictionnelle.

Et Jérôme Karsenti, lanceur d’alerte pour protéger les lanceurs d’alerte face au secret des affaires.

Oui le SAF, au CNB comme partout ailleurs dans la profession et la société, est en service maximum face au délitement des libertés publiques.

Car les temps sont troubles.

Et les avocats sont inquiets.

Inquiets comme tous les corps intermédiaires qui voient des valeurs et des principes voler en éclat.

Inquiets comme toutes les institutions représentatives qui n’ont cessé de dire au gouvernement qu’il fallait des médiateurs entre ses réformes et ceux qui allaient les vivre.

Inquiets face aux débats dangereux qui s’annoncent et qui voudraient opposer la sécurité de nos concitoyens à leur liberté.

Il faut un rééquilibrage de la politique pénale dans ce pays en faveur des libertés.

Nous n’acceptons plus les expérimentations hasardeuses sur la procédure pénale.

Je le dis très clairement : le droit pénal n’est pas la variable d’ajustement des conflits sociaux dans notre pays.

Pas plus que la garde à vue n’est un outil du maintien de l’ordre.

Ni l’organisation territoriale des juridictions un laboratoire électoral.

Oui, nos défenses et nos alertes sont légitimes.

Non, nous ne sommes ni naïfs ni angéliques.

Nous savons simplement que chaque renoncement à la liberté conforte ceux qui veulent abattre la démocratie.

La démocratie qui a besoin de ces avocats tonitruants.

De ces avocats indépendants.

Et un avocat indépendant, c’est un avocat qui a les moyens de son indépendance.

Je le dis ici avec gravité : La réforme de la retraite des avocats pose un problème démocratique majeur.

Fragiliser les avocats en augmentant leurs charges et en fragilisant leur avenir, n’est pas qu’une question pour les avocats.

C’est une question pour toutes ces communes qui risquent demain de devenir des déserts judiciaires.

C’est une question pour tous ces français démunis qui ne trouveront plus demain d’avocat travaillant à l’aide juridictionnelle.

Et je dénonce ici l’indignité d’imaginer doubler les cotisations retraites pour des avocats rémunérés en UV à l’AJ.

C’est ne rien connaître aux avocats. Au service public de l’aide juridique. Au besoin de justice de nos concitoyens.

Nous nous sommes tous largement mobilisés. Nous étions plus de 20 000 le 16 septembre à Paris. Un chiffre historique, Monsieur le directeur. Une occasion unique de faire connaissance avec toutes les composantes du barreau.

Les avocats du SAF, bien sûr et de tous les syndicats de la profession. Beaucoup de jeunes avocats, de collaborateurs. Beaucoup de parisiens aussi, n’est-ce pas Madame le bâtonnier ? Oui grâce à la mobilisation du barreau de Paris vous auriez pu y croiser des avocats du barreau d’affaires qui n’avaient pas manifesté depuis… depuis...

Vous auriez pu y croiser tous les barreaux de France, réunis par la Conférence des bâtonniers. Monsieur le Président de la Conférence des bâtonniers aurait pris plaisir à vous les présenter, des outre-mer à la métropole, 164 barreaux présents !

Oui, ce gouvernement fait des prodiges…

Oui, notre unité est totale sur ce sujet.

Oui cette unité nous a permis de faire reculer le gouvernement qui tentait de passer en force sur l’article 52 du PLFSS.

Oui, nous continuons avec les 15 autres professions de santé et des transports à maintenir la pression.

Oui, nous avons annoncé que nous nous arrêterons tous, médecins, infirmières, chirurgiens, pilotes de ligne, le 3 février prochain.

Ne prévoyez pas de déplacement en avion ce jour-là, tous les syndicats de personnels navigants ont déposé un préavis de grève. Chez eux aussi c’est une première puisque le préavis concerne toutes les compagnies aériennes françaises mais aussi les compagnies étrangères travaillant en France.

D’ici le 3 février, nous allons prévoir d’autres actions fortes qui seront arrêtées par l’assemblée générale du CNB la semaine prochaine.

D’ici le 3 février, il y a le 5 décembre.

Le SAF a appelé à rejoindre le mouvement.

Il est dans son rôle.

Et je le dis : aucun mouvement concernant la réforme des retraites ne peut laisser indifférents les avocats et les institutions qui les représentent.

Mon cap est toujours le même : préserver l’unité de la profession.

Entendre ceux qui plaide pour la convergence des luttes.

Entendre ceux qui souhaitent qu’on distingue les régimes autonomes des régimes spéciaux.

Entendre la foule des avocats du 16 septembre qui comprenait des avocats opposés au gouvernement et d’autres qui avaient voté pour lui et qui continueront peut-être demain...

Des avocats qui refusent en bloc la réforme des retraites portée par Monsieur Delevoye et que j’imagine assez nombreux dans cette salle; d’autres qui sont simplement opposés à la remise en cause du régime autonome de retraite de la profession.

Tous avaient de bonnes raisons d’être là le 16 septembre.

Notre force, c’est notre unité.

Aucune initiative n’est critiquable si elle est collective.

C’est pourquoi j’ai mis à l’ordre du jour de la prochaine assemblée générale qui se tiendra la semaine prochaine la question des mobilisations à venir.

Encore une fois, nous ne pouvons pas ignorer les actions qui concernent cette réforme qui nous impacte tant.

Chère Laurence, je voulais conclure ce trop long discours par un témoignage.

Sur des violences illégitimes que l’Europe légitime pourtant.

Sur la légitime défense que nous nous devons d’apporter, nous avocats.

Nous nous sommes rendus il y a 10 jours à Moria, avec Béatrice Voss et Christian Leroy.

Moria sur l’île grecque de Lesbos.

A 15 km des côtes turques.

Une terre de l’Union Européenne.

Une île où notre droit commun européen s’applique.

Celui de l’Union et celui de la Convention européenne des droits de l’homme.

Moria, 14 000 personnes livrées à elles-mêmes dans un camp prévu pour 3000.

1000 enfants sans aucun parent.

Des montagnes de poubelles et une foule de gens agglutinés, certains à l'extérieur devant les grillages d'autres à l'intérieur de l'enceinte qui attendent d'hypothétiques entretiens qui marqueront le début de leur procédure d'asile.

Des entretiens qu’ils attendront pendant des semaines, des mois.

14 000 personnes nourries aléatoirement par l’armée.

14 000 personnes. 12 policiers, un médecin.

Et des avocats bénévoles que nous soutenons via le programme ELIL (European Lawyers in Lesbos) mais qui tentent dans ce chaos de réinsérer le droit.

Le droit qui a disparu.

Le droit qui a abandonné ces femmes, hommes et enfants.

Dans une section du camp, une centaine d’enfants seuls ont été rassemblés. Les plus jeunes, les plus vulnérables.

Cette section n’est pas gardée la nuit faute de budget pour ouvrir un poste. Viols, violences se succèdent toutes les nuits. Ces enfants ne dorment plus depuis des mois. Restent en alarme permanente.

Où sont les droits de l’homme lorsqu’on ne traite plus nos semblables comme des êtres humains ?

A Moria nous avons constaté la faillite de l’Europe.

La faillite de notre système juridique.

La retraite des États membres laissant l’État grec débordé face à une situation hors de contrôle.

Oui, à Moria comme ailleurs, les droits de l’homme sont devenus subsidiaires.

En Grèce comme ailleurs, des ministres nous expliquent que leur priorité est la sécurité de leurs concitoyens.

Quand j’entends le slogan de certains de nos hommes politiques européens : “la sécurité est la première des libertés”, je pense à ces enfants de Moria.

Sacrifiés sur l’autel de peurs irrationnels.

Privés de leurs droits fondamentaux.

Qui ont quitté l’enfer et qui arrivent dans le néant.

Le néant juridique, la fin de l’humanisme, la mort de la fraternité.

Le Président de la République a souhaité un débat sur l’immigration.

Je propose qu’il commence à Moria.

Puis à Lampedusa.

A Paris, Porte de la Chapelle.

Je propose que nos dirigeants regardent en face les regards vides des enfants de Moria.

Je vous remercie.