14 mai 2020

Le collectif Justice des enfants demande le retrait du CJPM

Communication institutionnelle

Le collectif Justice des enfants, qui réunit le Syndicat de la magistrature, des syndicats de la protection judiciaire de la jeunesse, le Conseil national des barreaux et des associations​, a adressé une lettre ouverte aux parlementaires. ​Cette lettre, signée par plus de 500 personnalités et professionnels de la justice des mineurs, a également adressée à Madame la garde des Sceaux.​ Nous vous en livrons le contenu.


Mesdames, Messieurs les parlementaires,

Depuis maintenant plus de 18 mois, nous vous faisons part de nos préoccupations concernant votre projet de code de justice pénale des mineurs.

Si nous n’avons jamais été opposés à une réforme du droit et de la procédure pénale applicables aux enfants, nous avons dénoncé dans un premier temps la méthode utilisée par le gouvernement, à savoir le choix de procéder d’une part par ordonnance, donc sans réel débat parlementaire, et d’autre part sans réelle consultation des professionnels de l’enfance, des organisations syndicales de magistrat.e.s, travailleuses et travailleurs sociaux et avocat.e.s n’ayant été informé.e.s des projets que lorsque le texte était déjà achevé. La très faible évolution du texte entre le mois de juillet et son dépôt en conseil des ministres le 11 septembre 2019 montre d’ailleurs bien le peu de cas qui a été fait des avis rendus.

Parallèlement, nous avons critiqué le fond, ce projet de code nous apparaissant essentiellement technique, sans réelle philosophie. Pire, nombre de ses dispositions, dans un but uniquement gestionnaire – faire plus sans augmenter les moyens -, dessinent une accélération de la répression pénale, au détriment du temps éducatif.

Aujourd’hui, ce n’est plus seulement de cela dont il s’agit. La question qui se pose est celle de la faisabilité matérielle d’une telle réforme - même en la reportant de quelques mois comme vous l’espérez - en l’état des services de protection de l’enfance, de la protection judiciaire de la jeunesse, des barreaux et des tribunaux pour enfants.

En effet, comme nous avons déjà pu vous le répéter maintes fois avant la crise sanitaire, le réel problème de la justice des enfants, qu’elle soit pénale ou civile, est avant tout l’indigence de ses moyens.

Les passages à l’acte délinquants de certains enfants sont souvent la conséquence de carences bien en amont dans leur prise en charge, faute de services de prévention et de protection de l’enfance suffisamment solides et nombreux.

La « lenteur » de la procédure pénale, un des motifs mis en avant pour justifier de cette réforme, réelle dans certains dossiers, est due principalement au manque de travailleuses et travailleurs sociaux pour assurer les mesures éducatives ordonnées dans des délais adaptés et au manque de greffier.ère.s et de magistrat.e.s pour juger dans des délais raisonnables.

La crise sanitaire que nous traversons est, malheureusement, venue exacerber toutes ces difficultés déjà criantes.

Partout, les services de milieu ouvert, en protection de l’enfance comme à la protection judiciaire de la jeunesse, peinent à fonctionner dans des conditions sanitaires protectrices pour tous, professionnels comme usagers, et se trouvent de fait fortement ralentis, voire à l’arrêt dans certains territoires, au détriment de l’accompagnement éducatif des enfants.

Les lieux d’hébergement, qu’ils relèvent de la protection de l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse, sont tout autant en difficulté pour fonctionner et nombre d’entre eux ont dû fermer, au prix parfois de réorientations précipitées et pas toujours adaptées pour les enfants. Les alertes sur cette situation ont été très nombreuses ces dernières semaines, et nos organisations vous ont d’ailleurs adressé un courrier commun à ce sujet le 6 avril dernier.

Il est évident désormais que les priorités sont ailleurs et vouloir maintenir coûte que coûte une telle réforme du droit pénal des enfants ne fera qu’aggraver toutes les difficultés précédemment signalées.

Les tribunaux pour enfants, qui peinaient déjà à fonctionner, sont totalement exsangues, la crise sanitaire succédant en outre à une longue période de grève, et font face à un stock de procédures pénales en attente qui est abyssal.

Il en est de même des services de la protection judiciaire de la jeunesse qui ont dû mettre de côté de nombreuses mesures de milieu ouvert et fermer certains lieux d’hébergement. Tout l’enjeu est actuellement de permettre aux différents acteurs de la justice des enfants de pouvoir reprendre leur activité habituelle et rattraper ce retard, sans augmenter le risque sanitaire, ce qui est déjà une gageure. En effet, la sortie de confinement ne signifiera pas pour autant un retour à la normale, puisque le risque sanitaire ne sera pas écarté, que les effectifs ne seront pas au complet et qu’il conviendra de maintenir un fonctionnement adapté aux règles de distanciation sociale et aux gestes barrières.

Tous les moyens humains et financiers doivent y être consacrés, et devront pour y parvenir être renforcés.

Il apparaît impensable d’ajouter à cette tâche colossale la mise en oeuvre d’une réforme qui est en outre loin de faire l’unanimité chez les professionnels, alors même que les budgets de la prévention et de la protection de l’enfance, de la protection judiciaire de la jeunesse et des tribunaux sont notoirement insuffisants.

Si des moyens matériels doivent être débloqués, et tous s’y accordent, ce n’est pas pour financer la mise au norme de toutes les trames et logiciels, pour les adapter à de nouveaux textes et de nouvelles appellations, ni pour construire des centres fermés, mais plutôt pour doter correctement es professionnels, dont le nombre se doit d’augmenter, en protections sanitaires et en outils de travail adaptés tels que des téléphones, des ordinateurs portables, des logiciels permettant réellement de travailler y compris à distance, etc., en bref, tout ce qui a cruellement fait défaut pendant la période de confinement.

Mais c’est d’abord par le renforcement des moyens humains que la justice des enfants pourra progresser pour faire face à l’ampleur de la tâche. Les effectifs supplémentaires promis par la garde des Sceaux, bien insuffisants d’ailleurs, ne sauraient perdre de temps à intégrer et mettre en pratique une réforme qui, sur le long terme, n’aidera en aucune manière à résoudre les difficultés que nous vous avons citées.

Il serait illusoire de penser qu’en mars 2021 ces difficultés seront résorbées. Les tribunaux pour enfants n’auront pas pu apurer leurs stocks et le projet de code imposera des délais butoirs pour tous les nouveaux dossiers qui seront donc paradoxalement traités en priorité. Très concrètement, si le gouvernement maintient coûte que coûte cette réforme, même en la reportant de quelques mois, cela conduira nécessairement, à ce que coexistent pendant de longues années deux procédures totalement distinctes. Il en résultera une insécurité juridique majeure et une incompréhension totale de la part des nombreux enfants qui ne manqueront pas d’être concernés par les deux procédures.

Pour l’ensemble de ces raisons, Mesdames, Messieurs les parlementaires, nous vous demandons instamment de vous positionner au cours du débat, non pas sur le report de ce texte, mais sur son abandon.

Pour autant, cela n’est pas un renoncement, mais finalement une occasion : celle de reconstruire un projet plus ambitieux, en se laissant le temps d’une véritable démarche de consensus, et ainsi de faire aboutir un code non pas seulement de la justice pénale des mineur.e.s, mais de l’enfance et ainsi de replacer la protection de nos enfants au centre des enjeux.

En espérant que vous saurez entendre cette demande raisonnable, nous vous prions d’agréer, Mesdames, Messieurs les parlementaires, l’expression de notre considération distinguée.